Japon : le temps de la révolution ?
Par Stéphane Barbier de la Serre, éditorialiste Denjean & Associés
D’emblée, la question peut sembler osée si ce n’est déplacée. En effet, à l’exception peut-être de la Confédération helvétique, peut-on imaginer un Etat-nation plus viscéralement rétif que le Japon au concept de révolution ? Plus naturellement hostile au changement obtenu autrement que par la discussion, la négociation, la concertation ? Et pourtant…
La fin de la déflation ?
Alors certes, si l’on considère le paysage politique nippon, force est de reconnaître que l’on se situe pour l’heure moins dans le domaine de la révolution stricto sensu que celui de l’évolution contrôlée. La révolution que nous évoquons est d’un tout autre ordre : elle est économique, monétaire et financière. Révolution économique tout d’abord et l’on pense ici surtout à la dynamique des prix : en effet, à la suite de la brutale et dévastatrice implosion de la bulle des actifs en 1990, le Japon est rentré dans une très longue période de déflation c’est-à-dire de baisse tendancielle des prix ; rappelons qu’à quelques petits rebonds techniques près, l’indice des prix à la consommation y a été négatif ou à peine positif presque tous les ans entre 1992 et 2022 ! C’est dire si l’actuel retour de l’inflation dans l’archipel doit être perçu à tout le moins comme un changement total de paradigme. Et ce n’est pas tant le fait que l’inflation dépasse désormais les 4% à Tokyo qui pose question mais plutôt le fait que les revendications salariales ont clairement changé de tonalité : Sumco (semiconducteurs) a ainsi récemment augmenté les salaires de 6%, JGC Holdings (industrie) de 10% et Uniqlo a revalorisé les rémunérations de ses employés japonais de près de 40%…Davantage qu’un changement de paradigme, une révolution.
La fin des politiques monétaires ultra-accommodantes ?
Pour tenter d’endiguer la déflation, les autorités budgétaires et surtout monétaires ont depuis des lustres recouru à des politiques extrêmement volontaristes. Rappelons à ce titre qu’encore aujourd’hui, la Banque du Japon (BoJ) contrôle les taux obligataires à 10 ans et maintient, contre vents et tsunamis, un taux d’intervention négatif, à -0.1%. Mais, même dans ce dernier ilot de résistance, les temps changent : la BoJ a ainsi récemment remonté le plafond des taux 10 ans de la zone de 0.25% vers celle des 0.50%. Modeste tour de vis direz-vous mais ce serait ignorer la puissance du symbole au Japon. Et ce d’autant plus que l’annonce cette semaine que le pragmatique Kazuo Ueda succèdera en avril à la tête de la Banque du Japon à l’emblématique mais dogmatique Haruhiko Kuroda sonne, symboliquement là encore, le gong de décennies de création monétaire effrénée. Fin d’une ère…en mode Meiji.
Une révolution financière d’ordre planétaire
Révolution financière enfin et ce bien au-delà des frontières de l’archipel. En effet, confrontés à des taux domestiques squelettiques, les investisseurs institutionnels nippons ont été conduits des décennies durant à engranger des encours considérables d’obligations étrangères – emprunts d’Etat en particulier – offrant un bien meilleur rendement. Ce type d’arbitrage stratégique ne peut toutefois se déployer que sur fond de configuration tendanciellement baissière du yen. Et ceci a d’ailleurs très bien fonctionné sur la décennie écoulée, la devise japonaise étant passée de la zone des 75 contre dollar en 2012 à celle des 150 en fin d’année dernière. Mais, comme évoqué ci-dessus, les temps changent, les anticipations de retournement haussier des taux japonais croissent, entrainant dans leur sillage haussier le yen, qui flirte désormais avec la barre des 130 et pourrait s’apprécier encore bien davantage. Dans un tel contexte, on doit s’attendre à d’importants rapatriement de capitaux, dans la durée tout du moins ; soulignons à ce titre que, sur les seuls emprunts d’Etat américains les encours japonais dépassent les 1000 milliards de dollars. Cette lame de fond virtuellement programmée impactera nécessairement le refinancement de la dette de nombreux pays occidentaux. Disruption financière planétaire, donc.
Au final, même si elle sera bien sûr de soie ou de velours, la révolution au Japon est bel et bien à l’ordre du jour. Mais, si l’on revient à la définition littérale du terme révolution – retour périodique d’un astre à un point de son orbite – doit-on au fond s’en étonner ou a fortiori s’en inquiéter au Pays du Soleil Levant ?